Encore plongé dans Guibert auquel je m’identifie momentanément. C’est toujours comme cela quand on lit un auteur qu’on aime. Peu à peu émergent des connivences, une proximité. J’ai fini de relire À l’ami, j’ai écouté un entretien de Christine Guibert, je regarde ses photos, je fais des recherches sur ses livres, je n’avais pas pris conscience qu’il y en avait tant, écrits sur une période courte, 15 ans à peine, les titres défilent, les essais, les romans, plusieurs ont tout de même été publiés de manière posthume mais cela ne change rien au temps qu’il lui a fallu pour produire cette somme. Évidemment, chaque fois, la même perplexité en sentant mes neurones se mettre à me comparer à lui, à son travail. Sur le site Recyclivre que je ne connaissais pas jusqu’ici et qui propose une économie solidaire et environnementale du livre d’occasion, je passe en revue les titres, avec l’envie de tout acheter, de me constituer la bibliothèque parfaite du lecteur guibertien, sachant qu’il faudra que je revienne à ses Parents, à l’Écriture photographique. Je pense à la photo que Jean a sur son mur, Les Escaliers, Eugene, Villa Médicis, qui date de 1988, accrochée le long de la poutre médiane, Guibert venait de mourrir lorsqu’il l’a acquise, lorsque nous étions ensemble, des années 1990 qui semblent à la fois lointaines et toutes proches, la lumière d’été sur la table où nous prenions le petit-déjeuner, les émissions de France Inter, cet été-là Laurence Boccolini avait concocté des matinées spéciales Eurovision, c’était joyeux, pétillant, ça coïncidait très exactement avec le point où se trouvait notre relation. Jean aimait Guibert plus que moi, il m’initiait, j’avais dû en lire trois ou quatre à l’époque mais la proximité de l’épidémie qui tuait encore faisait qu’il était difficile de ne pas éprouver de crainte en ingérant les descriptions de ses séjours à Claude Bernard, des tests qui ressemblaient à ceux qui m’avaient terrorisés lorsque je descendais à la station Saint-Jacques avec Gilles alors que nous n’avions pas de véritable raison de nous inquiéter mais comment aurait-il été possible de ne pas participer à l’angoisse du moment, nous étions juste à ce point où les traitements allaient faire basculer la perception de la maladie. Et, en relisant Guibert, Jarman, Haring, Bourdin, Patti Smith, je retrouve, mais atténuées, non pas la terreur, il est impossible de s’y replonger maintenant que la peur a disparu, mais les effluves d’un temps où se chevauchent les platanes sur les boulevards de Paris, les après-midis au Luxembourg entre les cours à l’institut d’histoire de l’art, mes allées-et-venues sur les quais à la poursuite de rencontres et du temps dont je ne savais pas quoi faire, la vision des péniches qui passent devant le Jardin des plantes, l’escalier sans fin qui mène à l’appartement de Jean, mes doutes sur l’avenir que je ravalais, incapable que j’étais de les regarder en face, de les interroger pour prendre des décisions, non, je suivais le fleuve et je le suivrais encore pendant des années, des décennies, avant de sentir la berge s’affermir. Me pas dans ceux de Guibert mais sans son assurance cynique, un regard froid sur le monde. Je ne savais pas lâcher le cocon.