tu dis :
le coeur de tes récits n’a pas de sens, Damien, ils perdent l’ombre, la nuit des temps, ils se rigidifient, ce que tu appelles la France n’existe pas, je suis la France
comme toi, comme d’autres, comme rien et l’air, je suis
l’arrière-grand-mère et mon arrière-grand-père partant de Melun pour l’Algérie, aban-
donnant
tout, embrassant le rêve, le chatoiement d’un casque d’or
– as-tu vu le casque du Gulbenkian, Rembrandt embrasse Pallas et Athéna dans le même temps, deux noms, le même, un casque luisant
sous un hibou
sacré ? l’ombre trahit l’or,
déjà – et puis le bateau pour le Liban (en 1928?) et puis la plaine
de Latakia, premières alliances et les mariages, les noms s’entortillant, Hafez Didier ouvre l’entrepôt
de palmes et d’huile qui produira pour soixante ans
encore, quand mon père naît pourtant, la France est morte, l’empire, la carte en rose des colonies, un continent en Trismégiste, en trois fois grand comme
le vieux
monde, grenouille et boeuf avant un éclatement
inévitable, je suis la France, Dam ou Damien, je suis la France
tout autant que toi, ma chair, mon sang, mais mon récit ne contient pas
le tien, celui des autres, une rupture éclate chaque fois que je m’élance
vers toi, nos mythes sont déficients et nous mourrons
de les écouter, de nous fier à leurs échos sur les parois de nos cavernes,
nous sommes des chauve-souris désorientées, volant dans l’ombre et sans compas
tu te tais ensuite, tu regardes la plage, les vacanciers,
des éclats d’eau au ras des vagues, les ballons volent, les toiles se tendent,
des parasols, des corps sur des bouées, jouant, ludiques,
contenant en eux le vide, l’acceptation,
un bât flétri, vieilli mais dur d’ébène, la soumission,
un cadre auquel
on n’échappe pas, le rythme qu’imposent
nos choix, survivre, gagner pour dépenser, gagner encore, gagner mais accepter
reprendre, recommencer, toujours, retour d’éblouissement/aveuglement, tu vois derrière une insouciance inadéquate
l’ombre, le choix
n’existe pas, nous sommes esclaves
d’un dieu
manichéen, esclaves ou déclassés,
les mêmes, les mêmes, ils sont les mêmes
qu’ailleurs, à Latakia
tu me lis l’article sur la banquise en Antarctique, le maximum des glaces au minimum,
étrange apposition qui dit le temps, l’époque, l’avenir peut-être, mon choix aussi, celui de ne plus entendre l’angoisse sans conséquences, l’esprit qui berne les sens, procure les signes de l’inquiétude, de la pré-
occupation en poursuivant la sente, le chemin, le rythme sur les chaos/cailloux
un chiffre, dit l’article: une chance sur un million dans un système
normal mais rien n’est plus normal dans le monde, dans le défilement des jours, des épisodes météo-
rologiques
5
tu me dis
Dam, Dam, Damien
comme d’habitude
je te réponds :
je suis barrage et tu es lac
lac qui grossit sans cesse, lac que j’empêche
de s’écouler, tes flots contiennent
l’engloutissement de tes désirs, tu vis dans l’ombre, dans les méandres submergés des berges, dans le silence des insectes devenus animaux d’eau
j’ai transformé ta peau
dans un autre monde, je t’ai vu, Saïd, dans la clairière, celle de l’Aumône dans la forêt, Cîteaux, ses dépendances, mes dépendances, le temps s’étire, revient à ce qu’il était
dans mon enfance, le déploiement lent
et souple
d’une toile, vision d’après-midi d’ennui, l’avant d’images multipliées sur les écrans, l’avant, quand le cadre tient, quand les avenues de pavés accrochent encore des noms – Alpine, Simca, Matra – et que j’observe la pluie, grisaille multicolore, ma mère
Iseille attend l’amour qui ne vient pas, ne vient plus, elle me retient dans son deux pièces face au cimetière
Picpus et son métro en aérien, les lions de la fontaine Félix Éboué – un nom, l’idée d’un monde qui passe mais que je retiens,
je descends, je remonte l’avenue vers le lycée, je fume les cigarettes qu’elle m’a achetée la veille
tu ne diras rien, n’est-ce-pas ? elle parle comme un roman
de gare, un Simenon, San Antonio, un Agatha Christie en traduction, dessin de Kiraz color dans Jours de France
et je ne dis rien, évidemment, je me cache derrière un arbre, la cour immense, le nom de Paul Valéry sur la façade au vert trop frais et ses panneaux en alternance