antoine vigne
RÉCITS ENSEVELIS
(extraits)
poèmes
2023-4
à Daniel Arsand
faire semblant ou vivre nos vies
Jean-Luc Lagarce
et sans espoir, vivre dans le désir
Dante Alighieri
RÉCITS ENSEVELIS
…
le sable, la plage, l’air tropical qui souffle en brise, venue de l’intérieur,
la nuit
(engloutissante), des nuages passent au-dessus
de ma tête, fantômes luisants dans la lumière des grands immeubles
le long de la mer, barrière
infranchissable, à perte de vue, blanche, scintillante devant
le mur, noirceur
de l’océan, les vagues qui s’abandonnent, le son de l’eau qui perce le sable,
morcelle, s’enfonce, repart, un mouvement lent et calme
je marche entre les piles de chaises ensommeillées,
des cahutes blanches fermées autour desquelles se glissent des ombres, silhouettes errantes, désir intermittent, je perds la trace de ceux qui se cachent avant de m’apercevoir,
des calamars dans le flou s’échappent,
je retire
ma chemise, je veux sentir
l’humidité parfaite, mon corps se fondre dans la moiteur, ma nudité
cachée/offerte, tentée, engloutissement dans la tension
|niée|
des origines
…
j’attends, j’observe, mes yeux trans-
percent l’obscurité, la draguent, la drainent à la recherche d’imperceptibles
mouvements, la lueur change, clignote
(lumière de l’astre et son exo-
planète quand elle l’éclipse),
un corps s’approche, hésite, trébuche, moment de latence, chaque geste l’invite,
mimique qui se répète dans les bas-
fonds, les lieux obscurs, les bars, les rues, le métro au sein de la foule, une main
touche l’entre-deux
INFINIS, (effleureseulement), dévoile la forme,
une pulsation bombée, le pieu dressé entre les deux
larrons m’impose
l’agenouillement, chaleur intense qui communique, transpire, mon coeur s’abat
à toute allure, je me noie dans la vision
ouverte, mystère/extase renou-
velée, dans le vent j’entends les palmes sur la Floride, un lien
à Hemingway, les années 30, Key West, un autre temps, tous mes fantasmes, les autoroutes sur les lagunes, des pionniers dans les marais, les Everglades glissantes vers l’océan, le sud des lamantins,
désir et honte et nostalgie illuminées, entremêlés
…
ma main glissant sur le lycra,
le short échancre les jambes, dessine la ligne entre les poils
blonds dansant devant
mes yeux perdus, zigzag des émotions, des sensations, l’auto-pilote de mon adolescence contrainte, tenue,
apprivoisée aux forces contraires me guide, des herbes couchées là où les pas
reviennent sans cesse, fantôme qui colle, adhère, ampute, j’avance, aveugle qui voit, qui sent, perçoit toutes les présences/absences autour de moi
…
ma solitude entend des bribes, les recompose, les putes du bois, les Brésiliennes trans-
sexuelles, travelos de l’avenue (Fayolle), les bites, disent-ils, les bites sorties
que les gens alignent le long de la rue,
des exhibitionnistes que je dois rejoindre
(dois = l’impératif inné), le continent s’ouvre et accomplit le pressentiment
vital, l’oracle
s’accomplit dans l’indistinct
l’insulte, des blagues
d’enfants, odieuses pourtant, quand je les entends, je sais, je sais
que c’est moi qu’ils invectivent
mais ils n’ont pas idée, que j’entends
différemment les mots,
chaque pierre une pierre projetée
sur le chemin qui me conduit
au gouffre,
l’enfer des désirants
…
la grille devant mes yeux, ma bouche, s’enfonce
dans le noir, des yeux attendent, m’observent, mon fils
– mon père
je m’accuse, j’invente les mots pour dire
le crime de l’in-commis, je le devance parce que je le sens
en moi
sur moi, dégoulinant des veines, mon sang palpite
combien d’aller-
retours, le confessionnal
en H24 à Louis d’Antin, je reviens, encore, je m’agrippe au bois
de la Croix qui coule, la moisissure, ses algues, tout ce qui pousse
depuis des ans, des siècles, en moi m’empêche de tenir
le fût immense, mouvement déses-
péré mais que je répète,
– vois-tu des filles quand tu te masturbes ?
le vide, lacune lacustre où je m’enfonce pour disparaître, dés-
intégrer les molécules du moi dés-
assemblé
– non, non, les filles, vois-tu des filles ?
je baisse la voix, la tête, je
me soumets, agneau divin, agneau de dieu, de peluche dont la jambe bat,
non, je ne vois rien, je ne veux
rien voir, la brume étouffe même mes visions
mais mon corps sait, s’excite, demande
son dû, ma verge se dresse chaque soir
je prends la ferme résolution…
la Croix glissante entre mes doigts gluants
les mots se brisent sur
le pavé de l’église sanguinolent de ma perte
l’abysse quand elle transperce
enfin
mon corps
qui git
au désespoir
…
les mythes pré-historiques, reflet d’un temps qui creuse l’abime,
s’éloigne
sans cesse de la réalité
plurielle, étincelante, mensonges prophétisés par des ancêtres re-
devenus poussière, matière qui glisse, qui vole, le Verbe s’est fait
chair mais n’écrit rien alors pourquoi ces textes, ces tomes,
ces recueils-cercueils d’une vérité tracée dans le sable ?
la religion obère
l’humanité d’une dette inépuisable, je préfère Darwin et ses oiseaux exubérants,
inexpliqués, hasard évolutif dans un cosmos sans fin, multipliant
non pas deux pains mais cinq poissons
mon évangile en égaré
…
l’Église, une, catholique, apostolique et terroriste,
fautrice de trouble, factrice de haine, l’Église
qui ne brandit pas les mitraillettes avec lesquelles on assassine
dans les dance-clubs mais qui fournit
les balles, recharge les réservoirs automatiques, désigne les cibles :
ceux-là sont non-conformes
vous êtes les monstres qui refusent de voir leur rôle
dans nos martyres, des monstres drapés dans les vêtements
de saints devenus idoles profanatrices de
|l’unité|,
répétition risible des peurs humaines,
magouille mystique, truquage, illusionnisme, Bernard
de Chartres nous place sur les épaules
d’un ogre qui dévore tout, le paysage, l’histoire, la perspective
cosmique, l’abbé Lemaître butte sur l’évêque d’Hippone
endolori pour contempler le cycle inépuisable,
niant le divin d’une origine qui se compromet
Sappho perd ses étoiles au nom de la vérité qui englobe tout
tous les empires s’effondrent dans la nuit noire
les flammes nous servent d’alibi
luminescent mais ce qui suit n’est que ténèbres
…
je rôde près d’une arène (l’A rène des cieux, des boules, la bête aux pieds ?), club subreptice, rue sombre,
les quais, la nuit, l’Hôtel de ville
ma peur panique s’il faut frapper, attendre, je m’accroche sans fin
à un mensonge, un mythe, l’idée de monogamie
m’enserre
torture, contraint mon être, son extension
possible et nécessaire, le désir accumulé par un barrage
qui va céder mais je me soumets
encore, je tourne en rond autour du puits, je cherche l’angle, je renifle l’effluve
montante, écho rebondissant sur les parois moussues, fraîcheur
des profondeurs,
on ne m’a donné que la surface mais je désire l’antre, la cavité
irrégulière et sinueuse, la grotte,
l’anfractuosité, un chemin concave,
diverticule qui sert de refuge, je me glisse contre les murs qui pèlent ma peau,
ma chair ne peut être
qu’écorchée
…
porte indistincte qui luit dans le mystère sous les platanes,
les quais, l’Hôtel de ville, la nuit, mon ombre observe
le sas
fermé vers les enfers, les limbes, le paradis, mystères brouillés, des oeufs au plat devenus omelette paillarde, le Judas me trahit parce qu’il impose de savoir dire qu’on veut entrer
mais mon élan est obstrué par les incertitudes, les peurs qui me dévorent, un effacement des
lignes, je tourne
autour du lieu sans but, des heures durant, je vois des hommes qui passent, qui entrent,
antienne qui se répète, j’erre dans un labyrinthe formé de rues familières, de cigarettes qui se consument comme mon avidité insatisfaite
désir d’entrer qui me torture, mon corps perclus, claustré se fige, il marche
mais se prostre et il attend, néant des heures interminables
et puis : le feu, un incendie devant la porte
arrière, j’arrive sans doute quelques secondes après le geste
attentatoire, les terroristes, on a voulu brûler
des gays, je le sais mais je ne vois rien, personne, juste ma honte,
le risque d’être aperçu si près
d’un lieu de sinistre alors j’avance, paralytique qui se soustrait aux conséquences,
lève-toi et cours, sauve toi toi-même,
je ne sauve que moi évidemment et la police me suit, je vois leur fourgon,
une voiture noire qui glisse
sur les pavés, je traverse la Seine, je m’assieds très loin,
de l’autre côté du fleuve, Jussieu domine d’une ombre qui épaissit
l’obscurité mais ils s’arrêtent, trois hommes, des uniformes,
quelques questions : pourquoi ce briquet ? pourquoi l’errance ? et je me referme,
un porc-épic en boule contrant le fracas-
sement de la fuite et des non-dits, des effacements, la peur au ventre,
l’engourdissement/frigidité, pourquoi ne sais-je pas me dresser, dire
je suis gay, évidemment,
pousser les spectres, les saints, les paraboles qui me tétanisent, marcher
vers la lumière, renversement de la perspective, on m’a donné pour but un orbe
sombre où ne se reflète que ma servilité, ma petitesse,
l’humilité déviante de ceux qui ne peuvent pas être, pas respirer,
l’ombre attire l’ombre et elle m’imprègne,
inondation de la pénitence, la faute,
le mal-amour de soi dégrade et je patauge dans une boue sombre
miracle de ma libération à venir, quel dieu me sauve
de son emprise ?
…
des colonnes nues et la voute nue, la pierre scintille,
mirage adolescent du dépouillement, reflet du vide qui surabonde, ma nudité, celle de l’église, mariage mystique, mes pleurs abreuvent
ma soif, la retiennent d’aller chercher la source
vive
…
mon attirance pour un iconoclasme ancien, miroir
de mon absolutisme pour contrer le corps
et ses désirs envahissants, je choisis l’immatériel, l’immaculé, l’espace béant,
inhabité, offert, tendu vers un inaccessible qui me sépare
du gouffre, du corps, tension des opposés, la corde raide, prête à craquer, un équilibre
qui me disjoint mais m’offre
le supplice, nie l’inacceptable, l’in-accepté,
je rejoins Bernard contre Héloïse, Catherine de Sienne, Jean de la Croix, Thérèse en Avila,
le Carmel où je m’enferme, la grille
devant mes yeux diffracte le rayonnement, entrave le miroitement
du monde, celui de la vie,
je choisis mes tortionnaires, l’idée du beau et de la pureté
qui sanctifie, anesthésie, lave à grandes
eaux une surface lisse où ne glisse plus que le mystère
|désincarné|
j’aurais pu être Savonarole dans mon excès et tous les grands
inquisiteurs,
dans le marais, je retrouve la paix, dans le margouillis un souffle, la fange,
l’infestation des vers pour me sauver de la grâce qui éteint tout, avilit tout
d’où vint l’élan pour m’arracher à l’infernale descente au paradis qui m’avalait, m’engloutissait ?
la brèche emporte la digue qui rompt et l’eau inonde la plaine, sature les champs
une aube se lève pourtant