…
ne pas savoir où commencer, évidemment
l’angoisse de la phrase, l’injonction de l’accroche, qui lira ça? et la question du temps, toujours, s’inscrire dans le temps, l’époque
une illusion, pourtant, évidemment,
je reviens à Daniel Arsand, ses conseils distillés dans les emails que nous échangeons depuis des années, depuis 2013 en fait, le moment où je lui envoie le manuscrit du Vent des plaines,
il me dit de
ne rien écrire que tout le monde sait
aller ailleurs alors mais où ? je cherche des histoires, depuis des années, j’inscris des titres, des résumés de livres à composer, un répertoire de dizaines de pages déjà, centaines peut-être, chaque fois la même envie, les quelques lignes de descriptions, j’entrevois des phrases, des élans, les désirs contradictoires/contrecarrés des personnages, je les organise parfois, je triture la masse informe, l’idée, c’est beau, c’est chatoyant, cela me renvoie l’image de l’écrivain que j’ai souhaité être, visions comme celles des saints, des saintes de mon enfance, le pied de mon lit où je m’agenouille, les mains croisées, béantes, offertes, je prie avec la sensualité de celui qui lutte, avec l’intensité des émotions
je reviens toujours à cela aussi, le catholicisme de ma famille, de mes parents, mes grands-parents, une vieille piété bien implantée, le pieu en moi comme une colonne, elle me torture maintenant, mes pieds fourmillent des mille aiguilles sur lesquelles j’accepte quotidiennement de marcher pour être humain
(humain, lisez « homo », ma Bible est névrotique, je n’ai pas d’autre possibilité que de la brûler chaque jour, chaque pas, allez, allez…)
ne rien écrire que tout le monde sait
le texte alors, l’idée cette fois, I…
je répète ce nom, I…, I…, I…,
la forme, le sujet, l’histoire
est-ce que je dois te tutoyer, te parler, est-ce que ce texte est un dialogue imaginaire, une ode, le portrait d’une femme comme je n’en pas encore écrit, portrait d’un temps, de la richesse, de la peur,
un ascenseur vertigineux vers les hauteurs, vers la richesse et la facilité, combien de parents dois-tu abandonner pour vivre cette vie de magnificence ?
une contradiction pourtant parce que tu restes près d’eux, toujours, tu les protèges tout en
les gardant
à une certaine distance,
tu n’as que trente ans mais tu t’improvises en douairière, la tutélaire, une Athéna
dorée, casquée, tu es le tableau de Rembrandt au Gulbenkian, la figure fière, le métal ciselé, le faucon veille au-dessus de l’armure, l’éclat attire le regard
mais il reste l’ombre
sur le bouclier, l’ombre dans le fond, omniprésente, l’ombre comme une présence imperceptible où tout se mélange
quand même
pourquoi suis-je attiré par ton histoire ? pourquoi plonger dans ce récit, un marécage immense, des bribes dont certaines émergent mais d’autres ont été enfouies, que tu n’aurais sans doute pas voulu que je ramène à la surface, on n’aime jamais le portrait qu’un autre dresse de soi, jamais, c’est impossible, surtout quand il dépasse le cadre
du panégyrique, le cadre sobre, le cadre digne, le rendre hommage puis se taire,
c’est ridicule d’ailleurs parce que le monolithe n’a d’intérêt que pour les fats, les imbéciles, n’est-ce pas?
mais on ne nuit pas aux morts
et ce n’est pas
te nuire
que je souhaite, tu m’as demandé (pas directement évidemment, c’est I. qui me le rapporte, à plusieurs reprises dans les derniers mois de ta vie) d’écrire cette histoire, ton histoire, ta biographie, tout s’est précipité dans les dernières années, il y a ton divorce, la rupture brusque, le basculement de tes certitudes, la fin d’une relation, d’un mariage qui n’en avait plus que le nom et la découverte de tout ce qui était caché, tout ce que tu n’avais pas voulu voir, une masse toxique, absurde, tu dois
faire montre d’un dernier effort (gigantesque, titanesque à ton âge, je t’admire, je révère ce que cela me révèle de toi, j’envie la force, la constance que cela nécessite, tu as 93 ans, n’est-ce pas l’âge où l’on se résout à ne plus se battre ?)
et cela suffit à donner un souffle à cette histoire, à m’en donner l’idée
comme tu l’avais eue toi-même, la lutte
d’une femme
pour exister, les blessures sous le vernis
à ongle, le vernis
tout court, la chape immense dont tu te recouvres, parfois elle craque, parfois tu te livres, enfin, tu pleures, tu acceptes la dépendance, tu t’en remets à O., à I.
mais aux autres, comme moi, tu ne montres pas cette fragilité, tu luttes, tu continues, tu soumets
le monde
à ta volonté
mais
il y a toujours un mais…
c’est ta mort qui m’invite finalement
parce que j’ai su très vite que je ne pourrais pas écrire sur toi avec toi, j’ai compris que tu ne me donnerais pas les clés, que tu ne saurais jamais te livrer, te laisser découvrir vraiment, cela fait trop longtemps que tu construis un personnage, que tu le façonnes, qu’il te protège, la carapace t’enferme
est-ce cela qui fait que tu n’as pas vu
le mirage
que tu n’a pas vu
le naufrage,
la tromperie,
les maléfices
on ne peut écrire d’histoire qu’après et il est peut-être encore trop tôt