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Lecture 
de l’ouvrage American Dreamer 
avec Lorem Ipsum Sit Dolor Amet - Antoine Vigne

Lecture 
de l’ouvrage American Dreamer 
avec Lorem Ipsum Sit Dolor Amet

Vendredi 2 mars 2022 à 15h30
Librairie Delamain, Paris 6e

combien de fois es-tu retourné sur la grande plage à Port-de-Bouc, Thaddée, je t’imagine dans la voiture roulant à toute allure sur l’autoroute, la nationale, passer les grandes installations, les cuves, les cheminées qui étincellent dans la nuit noire, silhouettes
sinistres, rouillées – comment laisse-t-on encore les industries détruire ce qui était, ce qui est, ce qui vient, comment accepte-t-on l’inacceptable, d’où vient l’apoplexie des sociétés, leur inertie face à ce qui détruit, ce qui accapare, ce qui détourne, ce qui tue, ce qui brûle, ce qui pollue, ce qui assassine
nos quotidiens et notre avenir

mais je me perds, Thaddée, j’oublie que je te vois dans ta voiture, je vois tes yeux, tes cheveux aux vent parce que tu gardes la fenêtre ouverte, l’odeur des cigarettes imprègne les sièges, tu dis que tu détestes l’émanation, le goût, la trace qui reste dans ta bouche après la dernière taffe mais rien ne t’arrête, rien n’entrave le chemin de tes mains depuis le paquet jusqu’à ta bouche, même le briquet qui se rebelle n’interdit pas la compulsion, la répétition des gestes,
tu bourres des bronches de cendres qui t’enterrent

pourquoi vas-tu si loin ? pourquoi le Rhône ne suffit-il pas à tes explorations sans but, ses quais, l’obscurité une fois passé le muret ou même l’Étang des Aulnes perdu dans les phragmites, dans les galets de la steppe, les millénaires te regardent, la plaine de Crau et ses mystères, un paysage

ta cigarette
au bec, ton coeur qui bat trop vite mais tu maintiens le contrôle, ce que tu crois
le contrôle, l’obscurité est chaude, moite, lourde d’un sel
plein de varech, d’odeurs, à quoi penses-tu ? à Lattaquié, d’autres soirées où tu marchais avec Myriam, Bila, Youssy dans sa poussette, tu te réfugies au creux de sa main
d’enfant, une paume brûlante, le bruit de la guerre naissante une ouate qu’imbibe le chloroforme de l’endorphine, ses yeux regardent la mer et reviennent à toi, le guide, le garde, le timonier, elle ne voit pas
ton inquiétude, ton désarroi, la terre s’effrite, s’éloigne à chaque obus qui tombe, chaque écho de mortier dans les bulletins des news, le soir, ton téléphone et ses messages t’obsèdent
alors la plage, ici, à Port-de-Bouc, la plage et son silence, les lumignons des grands navires au loin, l’ancrage tranquille, la mort paisible des pollutions qu’on ne voit pas te rassure,
tu gares la fourgonnette sur un parking désert et tu attends

comment as-tu trouvé ce parking désert ? comment as-tu rejoint le bord où se rencontrent les hommes, fantômes que le désir
consume, ceux qui marchandent la peur, l’angoisse, la troquent contre un expédient
facile, une pilule blanche, une fiole, le nom t’importe peu, ce qui compte, c’est l’ouverture du gouffre où tout s’annule, tout s’annihile, où tu oublies